Page blanche
- Grégoire B.
- 9 juil. 2018
- 5 min de lecture
Ecrire un article sur le phénomène de la page blanche, n’est-ce pas là traiter avec complaisance son manque d’inspiration ? Ne serait-ce pas un malin désaveu vis-à-vis de son lectorat, alors que de réels enjeux méritent réflexion, alors que le monde environnant contient tant de choses à observer et à comprendre ?

Soit, je ne suis pas inspiré pour écrire cet article. Et pourtant, ce ne sont pas les sujets qui manquent. L’avenir de l’Union Européenne, les conflits sociaux en France, la menace terroriste, l’émergence des intelligences artificielles, le déclin de la Mannschaft, les réductions de tonsure de Donald Trump, ce sont autant de thèmes qui valent leur pesant d’articles. Malgré tout, je persiste dans mon indécision et ma frustration n’en devient que plus grande. Serais-je victime de ce que l’on appelle communément le phénomène de la page blanche ?
La page blanche semble être le moyen parfait pour justifier son incapacité à faire aboutir toute production écrite satisfaisante. Quoi de plus accommodant que d’attribuer à des forces extérieures ce qui, après tout, pourrait résulter d’une certaine faiblesse intellectuelle ? La page blanche pourrait-elle n’être qu’une chimère créée par l’homme pour se pardonner sa médiocrité ou expliquer un vide intérieur ? Thomas Mann disait, « un écrivain est une personne pour qui il est plus difficile d’écrire que pour d’autres ». Ce que l’on appelle « page blanche » ne serait-il pas un élément inhérent au processus d’écriture ? Est-ce que ça existe réellement, la page blanche ?
En français, il est nécessaire de différencier la « page blanche » et le « syndrome de la page blanche », bien que cette distinction ne soit pas clairement établie. Le « syndrome de la page blanche », ou leucosélophobie, si ce terme vous paraît plus rassurant, désigne la crainte éprouvée par un écrivain, ou un artiste, de ne pas trouver l’inspiration au moment de commencer ou de poursuivre son œuvre, provoquant éventuellement une dépression sur la durée. Etre confronté à la « page blanche », c’est perdre la capacité de produire de nouvelles œuvres, ou subir un ralentissement dans son processus de création artistique. Bien que les causes spécifiques de ce phénomène puissent varier d’une personne à l’autre, les principaux facteurs qui y contribuent sont la confusion ou l’incertitude, l’anxiété ou la peur, des problèmes d’organisation ou des problèmes de priorités liés à la vie quotidienne et sentimentale. Il est intéressant de noter que, dans le monde anglophone, seuls les Américains utilisent cette expression, se traduisant « Writer’s block ». En allemand, on parle de « Schreibblokade ».
« Writer’s block » est un terme récent, introduit par le psychiatre américain Edmund Bergler, actif entre 1946 et 1962. Avec la publication de The Writer and Psychoanalysis (1949), il fait de ce phénomène un objet d’étude psychanalytique. Pour Bergler, les écrivains sont des cas mentaux. Il explique la « plage blanche » par le concept de masochisme oral. Les écrivains seraient piégés dans la rage provoquée par une mère antérieure au complexe d’Œdipe ayant refusé son lait. Affamés enfants, les écrivains choisiraient de s’affamer adultes par les mots. Bergler constate que les écrivains sont sujets à de nombreuses névroses et ont une tendance persistante à l’expérience d’émotions négatives comme l’anxiété, la colère, la culpabilité. Ils interprètent les situations ordinaires comme menaçantes et voient leurs frustrations les plus mineures comme désespérément difficiles à surmonter. La récompense de toutes ces peines serait le « plaisir mégalomaniaque de création », « un type d’élévation qui ne peut être comparé aux expériences des autres mortels ».
Ces explications vous laissent un brin dubitatif ? En voici une autre. Au cours de ses dernières évolutions, la psychologie s’est déplacée de l’inconscient à la chimie du cerveau. Il est suggéré que la page blanche ne résulte pas seulement d’une mentalité. Sous le stress, un cerveau humain peut passer du contrôle du cortex cérébral, vraisemblablement à l’origine de la pensée et permettant la créativité, au système limbique, ou cerveau émotionnel, jouant un rôle prépondérant dans le comportement, les émotions, la formation de la mémoire, les procédés instinctifs. Ignorant ce changement, la personne peut alors penser à tort que sa créativité régresse. D’après la neurologiste Alice W. Flaherty, la créativité littéraire est une fonction de régions spécifiques du cerveau. La « page blanche » résulterait de coupures dans ces régions.
La « page blanche » est une notion moderne. Les écrivains en souffrent probablement depuis qu’ils signent leurs œuvres. Mais c’est depuis le début du XIXe siècle que l’inhibition créative devient un véritable problème dans la littérature, que certains évoquent désormais lorsqu’ils discourent sur l’art. Pourquoi si tard ? Au cours de cette période, la perception de l’art change radicalement. Jusqu’alors, les artistes considéraient avoir un contrôle complet sur leur création et voyaient leurs activités de manière purement rationnelle. Les premiers Romantiques, au contraire, font de l’inspiration un élément extérieur, conféré de manière quasi-magique. D’après les mots de Shelley, poète britannique, la poésie est le produit d’une « influence invisible, comme un vent inconstant ».
Succédant aux Romantiques, les Symbolistes français se distinguent comme l’un des groupes littéraires ayant le plus souffert du manque d’inspiration. Mallarmé n’écrit que soixante poèmes en trente-six ans. Rimbaud abandonne la poésie dès ses dix-neuf ans. Paul Valéry compose la majeure partie de son œuvre pendant sa vingtaine avant de consacrer vingt années de sa vie à l’analyse de son processus mental. La cause est cependant différente de celle des Romantiques, qui, eux, étaient confrontés à des problèmes métaphysiques ou psychologiques. L’inspiration des Symbolistes, elle, est entravée par la langue, véhiculant les clichés, trop approximative et générale pour arriver à une expérience véritable.
Les cas individuels sont très nombreux. Après le succès de Moby-Dick, Herman Melville plonge dans le silence. Ses manuscrits sont refusés par les éditeurs, les critiques sont négatives. Certaines théories avancent qu’il aurait été inhibé par les interprétations de son roman, révélant potentiellement son homosexualité latente. D’après l’écrivain américain John Updike, il aurait tout simplement épuisé son capital artistique. Autre exemple, ayant notamment inspiré Barton Fink des frères Coen, F. Scott Fitzgerald représente le paradigme du succès précoce et du déclin prématuré, pas seulement pour son talent mais parce qu’il a su le reconnaître et écrire à ce propos. Dans The Crack-Up, une collection d’essais publiée en 1937, il écrit que le « succès prématuré donne une conception quasi-mystique du destin, s’opposant au pouvoir de la volonté ». Après le tollé suscité par sa première symphonie en 1897, Sergei Rachmaninoff est gagné par la « page blanche ». Bien qu’il continue d'interpréter et de diriger, il n’est pas capable d’écrire ne serait-ce une seule note de musique. Il s’en serait débarrassé par des séances d’hypnose.
Alors ? Ce tour d’horizon de la « page blanche » et du « Writer’s down » pardonnent-ils mon manque d’inspiration et ma complaisance ? Cela aura été du moins le prétexte pour confectionner cet article et aboutir à cette conclusion qui, à vrai dire, n’en est pas vraiment une. Des questions subsistent. Mais l’article est publié.
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